
La comparaison, poison lent de la famille recomposée
Elle s’immisce partout, à bas bruit, et fait des ravages dans les familles recomposées où les rôles parentaux se multiplient autour des enfants. La comparaison à l’autre (à l’ex, à la nouvelle mère-belle, au parent « bio » dans le couple, rayez la mention inutile) n’épargne personne, nourrie de pressions sociales et d’injections toutes personnelles dont il est possible de se libérer. Explications.
« Je me souviens qu’au début, je me mettais une pression folle pour que la petite soit toujours impeccable à l’école le lundi matin (sa mère allait la récupérait le lundi soir à l’école) : la coiffure parfaite, la tenue toujours bien repassée, les week-ends joyeux et denses en activités… Je me disais que je voulais simplement être à la hauteur de la maman. Et sans doute plus, parce que je n’avais alors pas d’enfant : je voulais prouver à tous que j’étais tout à fait capable de m’occuper de cette enfant. Et à ma belle-fille que j’étais digne de l’affection qu’elle voudrait bien me porter. Mais au fond de moi, je n’avais JAMAIS l’impression de faire assez. »
Comme pour Vanessa, le quotidien des beaux-parents peut devenir un terrain glissant, où chaque geste, chaque parole, chaque décision éducative est inconsciemment mesuré à l’aune d’un autre – l’ex-conjoint, le parent biologique, ou encore un modèle familial passé idéalisé. Ah la famille d’avant, ce paradis perdu pour les enfants, qu’ils savent si bien convoquer et qui fait sentir minuscule et inutile tout beau-parent un minimum sensible !
La sociologue américaine Wednesday Martin, dans son ouvrage Stepmonster aborde frontalement ce sujet souvent tabou de la comparaison : « La belle-mère (ou le beau-père) est l’un des derniers rôles sociaux encore stigmatisés. Et à cela s’ajoute une pression interne constante – celle de devoir être à la hauteur d’un fantôme. »
Tenter de rivaliser en permanence avec le passé
Pour tenter de savoir ce qu’il vaut, le beau-parent est alors tenté de se mesurer en permanence au passé. Comparer des histoires, des années, des vécus… Rien de vraiment comparable, si l’on y réfléchit un peu, mais la raison ne résiste pas à notre besoin de sentir qu’on joue à armes égales avec l’ex. Alors beaucoup de beaux-parents comptent et recomptent tout ce qui est mesurable. « Ils ont vécu 13 ans ensemble. On n’a parcouru que la moitié de ce temps. Mais je tiens toujours le compte dans ma tête car je sais que je ne me sentirais vraiment légitime comme sa seconde femme, quand nous arriverons à ce cap des 13 ans », témoigne ainsi Malika. D’autres comptent les années de mariage, le nombre d’enfants ou comparent les projets en commun. Tout est bon pour se mesurer à l’aune de ce que le couple a vécu auparavant.
Et à ce jeu de la comparaison, les nouveaux conjoints – éternels porteurs du dossard « Numéro 2 » – sont rarement gagnants. « Même s’il semble plus heureux avec moi, si on a plein de projets et deux beaux-enfants à nous, j’ai énormément souffert de ce que je n’ai pas connu avec lui : le « grand mariage » en blanc avec des tonnes d’invités et le fait de vivre ensemble le miracle de devenir parent (il était déjà papa quand on a eu nos enfants), raconte Lise. Je tente de faire la paix avec ça mais ça a été très douloureux pendant de longues années, et ça revient comme des petites piqures de rappel de temps à autres. »
Le poids de l’ex dans le vécu intime de la famille recomposée
Il faut dire qu’en famille recomposée, l’ex se laisse rarement oublier bien longtemps. Il ou elle existe dans les souvenirs des enfants, dans les échanges logistiques hebdomadaires, et bien souvent, aussi, dans les tensions non dites. Et quand on est beau-père ou belle-mère, cette présence quotidienne, incessante et envahissante peut être perçue comme une réelle menace. « Est-ce que je fais assez bien ? Comment me juge-t-elle ? Suis-je à la hauteur de son père ? » Difficile d’échapper aux questionnements que provoque la présence de cette autre figure parentale, souvent encensée par les enfants eux-mêmes.
Si la rivalité féminine tend parfois à accroître le sentiment de « jugement » des capacités maternelles chez les belles-mères, les beaux-pères aussi sont loin d’être en reste. « Ce n’est pas que je veux le remplacer, mais parfois, je me demande si je suis “aussi bien que lui” dans les yeux de mon beau-fils », confie Michael. « Quand je prépare le petit-déjeuner ou que je vais le chercher au foot, je me surprends à imaginer comment il faisait, lui. Est-ce que c’était mieux ? Plus naturel ? » « Son père est une tête. Pas moi. Son père fait super bien la cuisine. Pas moi. Ce truc de me comparer tout le temps, c’est inutile et épuisant, mais c’est vecteur de beaucoup de souffrance. » témoigne ainsi un autre beau-père.
Le comble ? C’est que cette comparaison n’est pas toujours nourrie par l’autre parent ou les enfants. Elle est souvent interne, liée à un sentiment d’illégitimité que les professionnels de la santé mentale identifient comme fréquent chez les beaux-parents. Y compris chez ceux qui sont déjà parents par ailleurs. « La mère de mes beaux-enfants semble tout réussir : sa vie pro, ses vacances, même ses liens avec ses enfants, livre Safia. J’ai tout le temps l’impression qu’elle est plus proche d’eux que moi de mes enfants. Difficile de ne pas me comparer quand mes beaux-enfants passent leur week-end à nous raconter tout ce qu’ils ont fait de génial ou tout ce qu’elle a fait d’incroyable la semaine précédente. C’est simple, je me sens « écrasée » et si je suis parfaitement honnête, j’ai peur au fond de moi que mes enfants me trouvent nulle à côté de « l’autre maman ». »
Le piège du « parent de remplacement »
Mais pourquoi est-ce si difficile pour les beaux-parents ? Certainement parce que leur place n’est pas claire, évidente et fluide à trouver : chaque beau-parent doit en quelque sorte s’autoriser à occuper une place singulière, sans chercher à égaler ou surpasser celle de l’autre parent (ex ou bio). Beaucoup tombent ainsi dans un piège malheureusement fréquent : vouloir prouver à tous (à leur conjoint, à l’ex, aux enfants) qu’ils peuvent être un “meilleur choix”. Avec à la clé, un épuisement émotionnel très fort.
Et cette dynamique peut se révéler encore plus complexe lorsque l’autre parent est idéalisé, soit parce qu’il n’est plus en vie, soit parce que la rupture a laissé des blessures non cicatrisées chez le ou la partenaire. La comparaison prend alors une tournure quasi-mythologique, l’ex devenant non plus un fantôme mais un super-héros fantasmé contre lequel on ne peut simplement jamais rivaliser.
Quand la comparaison vient des enfants
Les enfants eux-mêmes, souvent sans malveillance, peuvent nourrir ce climat de comparaison à bas bruit. Quel beau-parent n’a jamais connu un : « Ce n’est pas comme ça que maman fait » ou un « Papa nous emmène toujours là-bas » qui suffit à réveiller nos insécurités les plus profondes ?
Le risque, bien sûr, est de vouloir rentrer en compétition, vouloir sans cesse faire mieux, chercher l’approbation ou une validation qui ne viendra peut-être jamais… Ou en tout cas jamais tout à fait comme l’attendent les beaux-parents pour apaiser leurs craintes.
Abandonner la course ?
Les spécialistes s’accordent sur un point : il n’existe pas de « hiérarchie des liens », seulement des types de liens différents. Le rôle de beau-parent n’est ni au-dessus, ni en dessous de celui de parent biologique (et réciproquement). Chaque lien est singulier et la famille recomposée est au contraire le lieu où l’on peut expérimenter d’autres formes de liens. Ou le beau-parent peut se considérer comme un « adulte bonus » qui joue dans sa propre catégorie. Ou le parent n’a pas peur de « perdre » l’amour de ses enfants au profit d’un ou d’une autre.
Pour résumer, quelle que soit sa place, le plus grand cadeau que l’on puisse se faire est donc d’abandonner la course. D’arrêter de vouloir faire « autant » ou « mieux ». Faites au mieux, soyez vous-même. Votre valeur ne dépend pas d’une comparaison, mais de la relation unique que vous bâtissez avec les autres membres de la tribu.
On ne dit pas que c’est simple, qu’il suffit de claquer des doigts. Au contraire, cela demande du temps, de la communication au sein du couple, et parfois un accompagnement professionnel si l’on manque trop de confiance en soi pour continuer à avancer. L’essentiel est de ne pas rester seul.e face à ses doutes.
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